Chapitre 21

La cuisine de Mickle était un lieu agréable et confortable. Dans le respect des anciennes traditions humaines, c’était une pièce séparée du reste de la maison, à l’écart du chahut qui faisait rage dans la demeure. Vandien était assis dans un coin d’ombre et essayait de mettre son esprit au repos.

Il pouvait entendre Jace et Chess dans la cave, occupés à déplacer coffres et lits pour fournir à Jace un endroit où dormir. Rebeke les avait bannis au sous-sol en insistant pour que Mickle mette en place suffisamment de lumière dans la maison pour que la femme puisse travailler. Elle avait aussi réquisitionné son lit pour Hollyika. Celle-ci était actuellement en pleine joute verbale avec Mickle pour déterminer si elle devait boire le lait et manger le ragoût qu’il lui avait apportés ou si elle allait plutôt se lever hors de son lit pour lui tordre le cou. Pour l’instant, Vandien pariait sur Mickle. L’insistance déterminée du vieil homme fit naître un petit sourire sur ses lèvres, lequel disparut cependant rapidement.

Ki était assise à table, les yeux baissés sur ses mains. Vandien la contempla un moment avant de regarder ailleurs. Mickle avait insisté pour que tout le monde mange, à la fois consterné et réjoui de voir débarquer à l’aube une pleine maisonnée d’invités. Il avait garni la table de tant de victuailles qu’on avait bien du mal à s’y asseoir. Au milieu de toute cette agitation, Vandien avait été le seul à remarquer la façon dont Ki errait de pièce en pièce, regardant Rebeke s’activer au chevet de Hollyika, puis traversant la cuisine jusqu’à arriver dans la cour où elle avait fixé sans rien dire le lever du soleil au-dessus de la cité. Elle avait contemplé les couleurs changeantes du ciel pendant un long moment, jusqu’à ce que Mickle la trouve et la ramène doucement à la table. Elle y avait mangé des fruits et du pain, par petits morceaux, comme si elle avait oublié comment se nourrir. Elle avait ignoré la tranche de viande que le vieil homme avait déposée dans son assiette, abandonnant également le morceau de pain qui avait trempé dans le jus de cuisson. Mais elle avait pris du vin, un verre, puis un deuxième, puis un autre, jusqu’à ce que Mickle décide sagement et sans un mot de laisser la bouteille à côté de Ki.

Vandien aussi avait mangé, mais plus pour se remplir le ventre que par plaisir. Il sentait le poids des aliments dans son estomac. Tel un loup rassasié, son corps insistait à présent pour qu’il s’allonge et digère. L’idée de dormir était séduisante, autant que la pensée de ne plus avoir à réfléchir pendant un moment. Il regarda Ki se verser un verre supplémentaire. Elle ne reconnaissait sa présence ni par le geste, ni par les mots, ni par le regard. Il sortit pour contempler l’aube dans la cour.

L’endroit était entouré d’un haut mur et empli de l’éclat gris du petit jour. Un immense fourneau, témoignage du passé de boulanger de Mickle, occupait un coin du jardin soigneusement entretenu. Quelques arbres fruitiers s’inclinaient déjà dans la chaleur montante. La journée s’annonçait caniculaire.

Vandien s’assit à côté de la porte et appuya son dos contre le mur de la maison. Il releva la tête pour baigner son visage entier dans la lumière, laquelle luisait légèrement à travers ses paupières closes. Le soleil le réchauffait et il réussit à convaincre son esprit de plonger dans le sommeil.

Une voix l’en tira brusquement. Rebeke était en train de parler dans la cuisine.

— Je considérerais cela comme une faveur si tu partais loin d’ici et que tu menais une vie discrète jusqu’à la fin de tes jours.

— Je ne sais pas si je vous dois la moindre faveur. (Ki parlait doucement. Elle n’était pas ivre, mais l’alcool adoucissait sa voix.) Je crois me souvenir que vous avez dit que ce n’était pas pour moi que vous étiez intervenue.

— Non. En effet. Mais c’est indéniablement la volonté de te nuire d’autres individus qui a déclenché cette cascade d’événements. Alors peut-être as-tu une dette envers moi pour les avoir arrêtés.

— Je dois sans doute beaucoup aux Ventchanteuses, mais il ne s’agit pas de faveurs. Savez-vous qui je suis ?

— Et toi, le sais-tu ?

La puissance était palpable dans la voix de Rebeke. Ki resta silencieuse.

— Loin d’ici et discrète. Et pas d’enfants, Ki, de personne.

Ki émit un son inarticulé de colère et de mépris mêlés.

Suivi le bruit sourd d’un poids déposé sur le bois de la table. La voix de Rebeke était calme :

— Voici de l’argent pour te dédommager de ton chariot, et pour le cheval de Vandien. Tu n’as aucune excuse pour ne pas reprendre la route. Il y a autre chose à l’intérieur. Je l’ai récupéré pour toi, après que Chess en a parlé à Mickle.

Sa voix changea alors. Elle parlait à présent de femme à femme.

— Je te le rends. Si tu as ne serait-ce qu’une once de bon sens dans cette cervelle têtue de Romni, tu le remettras de nouveau à qui de droit.

Vandien l’entendit ensuite traverser la pièce jusqu’à l’autre porte. Ce fut la Ventchanteuse qui lança un dernier avertissement :

— J’ai atteint les sommets du pouvoir, à présent. Où que tu ailles, mon regard te suivra. Ne me donne pas de raison de venir te chercher.

Le silence dans la cuisine sembla durer une éternité. Un muscle se mit à palpiter dans le dos de Vandien. Il allait dormir, puis il partirait loin de Jojorum. Il se demanda un instant ce qui était arrivé à son cheval, puis mit ces pensées de côté. Il songea aux arbres fruitiers et à la chaleur qui s’annonçait. En s’allongeant sous les branches, il profiterait de suffisamment d’ombre pour ne pas attraper de coup de soleil et de suffisamment de lumière et de chaleur pour ne pas rêver des Limbreth. Il se leva en faisant craquer ses os.

— Où vas-tu ?

Ki avait parlé à voix basse mais Vandien sursauta en l’entendant. Elle se tenait dans l’encadrement de la porte à ses côtés.

— Dormir.

Il fit un geste en direction des arbres.

Elle soupira.

— Je ne suis pas fatiguée. Pas fatiguée au point d’avoir envie de dormir.

Elle le dévisagea mais il fut incapable de lire son expression. Après un instant, elle reprit :

— Mes muscles sont fatigués et je n’arrive pas à avaler plus d’une bouchée à la fois, mais j’ai le sentiment que je pourrais tout faire à part dormir. J’ai suffisamment emmagasiné de sommeil pour aller d’ici à la fin de l’été.

Elle retourna s’asseoir à la table. Du pied, elle poussa une chaise à son attention. Son regard rencontra brièvement celui de Vandien. Il entra à petits pas dans la cuisine, regarda la chaise et s’assit. Il se sentait comme engourdi. Il tendit la main vers la bouteille de vin mais s’aperçut qu’elle était vide. Elle lui proposa gravement son verre mais le lui retira avant qu’il n’ait pu le vider entièrement.

— Je te dois beaucoup d’explications.

Elle l’arrêta en posant de nouveau le verre à ses lèvres. Il but, tout en la dévisageant par-dessus le rebord du verre.

— Je te propose un marché, dit-elle gravement. Tu ne me demandes rien à propos des choses que j’ai dites ; en retour, je ne te demanderai pas où a bien pu passer mon chariot.

Il faillit sourire.

— Ce n’est pas si simple, Ki. Je dois savoir — Hollyika appelle ça la folie des humains — ce que tu ressens, maintenant, et ce que tu as ressenti là-bas. Je dois te poser la question.

— Bon, d’accord. (Elle le défiait du regard.) Mais je commence. Qu’est-il arrivé à mon chariot, bon sang ? !

Un silence. Le visage de Ki était lugubre. Vandien s’agita, mal à l’aise.

— Je l’ai perdu, marmonna-t-il en rougissant.

— Et maintenant, au sujet de mes sentiments : je les ai perdus.

Ki s’empara d’une pêche posée sur la table et mordit dedans.

— Et à présent ? la pressa Vandien.

— Et à présent, j’ai des regrets. Pas seulement à propos des choses que je t’ai dites, mais pour toutes celles que je ne t’ai jamais dites. Et aussi pour ce que j’ai trouvé là-bas en moi, le potentiel qui ne sera jamais plus que cela, du potentiel. Je pourrais souhaiter n’en avoir jamais pris conscience.

— Tu as changé.

— Je ne mangerai plus de viande désormais, si c’est ce que tu veux dire. J’en suis venue à ressentir un lien avec tous les êtres animés. Et je ne considérerai plus mon temps ici comme acquis. Je n’ignorerai plus que mes jours sont comptés.

Il n’arrivait pas à lui sourire. Leur relation si soigneusement construite semblait s’être effritée. Il n’osait plus y mettre tout son cœur, au risque de la voir s’écrouler.

— C’est plus que ça, dit-il d’un ton sérieux. Les choses ne seront plus jamais pareilles entre nous.

Ki plongea ses yeux dans les siens, inquiète de ce qu’elle y voyait.

— Pareilles comment ? Depuis quand les choses étaient-elles pareilles entre nous, même d’un jour sur l’autre ? Depuis quand avons-nous eu envie qu’elles le soient ?

Elle marqua une pause. Elle lui sourit, pleine d’espoir, et son visage parut moins émacié.

— Tu réalises, j’espère, que j’aurais pu sauter du dos de Sigurd au milieu de toute cette confusion. Je n’étais pas obligée de retraverser la porte.

Il déglutit avant de pousser soudain un profond soupir de soulagement, si bien qu’il n’entendit pas le soupir que Ki lâchait en réponse au sien. Il se sentait tellement mieux, et il avait incroyablement envie de dormir. Elle tendit la main pour lui toucher le visage puis agrippa fermement sa nuque. Tirant sa tête contre la sienne, elle l’avertit d’un ton bourru :

— La prochaine fois, sois un peu plus soigneux avec les choses que je te donne.

Le froid de la chaîne se referma sur son cou et le faucon rebondit doucement sur sa poitrine. Une expression surprise se fit jour sur le visage de Vandien tandis qu’il touchait le pendentif du doigt. Il se leva et la tira contre lui.

— Je vais aller m’allonger sous les arbres pour dormir, lui dit-il. Tel que tu me vois là, j’ai envie de lumière et de chaleur sur ma peau.

Ki s’étira à l’intérieur du cercle de ses bras et les mots qu’elle prononça retombèrent dans le creux de l’épaule de Vandien.

— Je vais venir sous les arbres avec toi, proposa-t-elle. Mais pas pour la lumière ou la chaleur. Et pas pour dormir.

La porte du Limbreth
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